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Extraits du compte rendu de la séance du comité permanent de la Zone libre
19
août 1990
La séance a eu
lieu dans l’appartement de Stu Redman et Fran Goldsmith. Tous les membres du comité de la Zone libre étaient présents.
Stu Redman a félicité les membres, sans s’oublier de leur élection au comité permanent. Il a proposé d’adresser une lettre de remerciement à Harold Lauder, signée par les membres du comité. La proposition a été adoptée à l’unanimité.
Stu : Quand nous aurons réglé nos affaires, Glen Bateman veut nous parler de différentes choses. Je n’en sais pas plus long que vous, mais je suppose qu’il s’agit de la prochaine assemblée. C’est ça, Glen ?
Glen : Je vais attendre mon tour.
Stu : Vraiment trop aimable.
La principale différence entre un vieil ivrogne et un vieux professeur chauve, c’est que le prof attend son tour avant de vous casser les pieds.
Glen : Merci de nous faire tous bénéficier de votre immense sagesse, Texan de mes deux.
Fran a dit qu’elle voyait bien que Stu et Glen s’amusaient beaucoup, mais qu’elle voulait savoir si on ne pourrait pas se mettre au travail, étant donné que ses émissions favorites de télé commençaient à neuf heures. Cette observation a été accueillie par des rires plus généreux qu’elle ne le méritait probablement.
La première question était celle des éclaireurs que nous devions envoyer à l’ouest. Pour récapituler, le comité a décidé de demander au juge Farris, à Tom Cullen et Dayna Jurgens de se charger de cette mission. Stu a proposé que les personnes qui avaient présenté ces noms s’occupent elles-mêmes de leur expliquer de quoi il s’agissait – à savoir, Larry Underwood irait voir le juge, Nick parlerait à Tom – avec Ralph Brentner – et Sue s’occuperait de Dayna. Nick a ajouté qu’il faudrait compter plusieurs jours pour préparer Tom, et Stu que cela posait la question de la date à laquelle nos éclaireurs partiraient. Larry a répondu qu’il ne fallait pas qu’ils partent en même temps, sinon ils risqueraient de se faire prendre tous ensemble. Il a ajouté que le juge et Dayna se douteraient sans doute que nous avions envoyé plus d’un espion, mais tant qu’ils ne sauraient pas leurs noms, ils ne risqueraient pas de se mettre à table. Fran a dit que l’expression n’était vraiment pas très bien choisie, considérant ce que l’homme de l’ouest pouvait leur faire – si c’est un homme. [Excusez mon style, ajoute ici la secrétaire.]
Glen : À votre place, je ne serais pas aussi pessimiste, Fran. Si nous concédons à notre Adversaire ne serait-ce qu’une médiocre intelligence, il saura que nous n’aurons pas donné à nos agents – je suppose qu’on peut les appeler ainsi – des informations que nous considérons comme vitales pour nous. Il saura que la torture ne lui servira pas à grand-chose.
Fran : Vous croyez vraiment qu’il va leur donner une petite tape sur la joue et leur dire de ne plus recommencer ? J’ai dans l’idée qu’il pourrait plutôt les torturer, simplement parce qu’il aime la torture. Qu’est-ce que vous en dites ?
Glen : Pour être franc, je n’en sais rien.
Stu : La décision a été prise, Frannie. Nous avons tous compris qu’il s’agit d’une mission dangereuse et nous savons tous que prendre cette décision n’a pas été très facile.
Glen a proposé que nous nous mettions d’accord sur ce calendrier : le juge partirait le 26 août, Dayna le 27 et Tom le 28 ; aucun ne saura rien sur les deux autres et tous partiront par des routes différentes. Glen a ajouté que ce calendrier devrait nous donner le temps de préparer Tom.
Nick a ensuite expliqué qu’à l’exception de Tom Cullen avec qui on utiliserait l’hypnose pour qu’il sache quand revenir, les deux autres décideraient eux-mêmes du moment de leur retour, mais qu’ils devraient tenir compte des conditions météorologiques – il peut y avoir beaucoup de neige dans les montagnes dès la première semaine d’octobre. Nick était d’avis que les trois agents ne devraient pas rester plus de trois semaines à l’ouest.
Fran a répondu qu’ils pourraient passer plus au s’il commençait à neiger dans les montagnes ; mais Larry a fait remarquer que c’était impossible : il leur faudrait de toute façon traverser la chaine Sangre de Cristo, à moins de faire un long détour par le Mexique. Et, s’ils prenaient cette route, ils ne seraient probablement pas rentrés avant le printemps.
Il a ensuite proposé de donner un peu d’avance au juge, compte tenu des circonstances. Il a donc proposé la date du 21 août, après-demain.
Et nous en avons ainsi terminé avec la question des éclaireurs… ou des espions, si vous préférez.
Glen a ensuite pris la parole et je vais maintenant transcrire l’enregistrement magnétique : Glen : Je propose de
convoquer une autre assemblée générale le 25 août. Et voici les questions que nous pourrions aborder à cette réunion. Pour commencer, quelque chose qui va peut-être vous surprendre. Nous avions supposé que nous étions environ six cents personnes dans la Zone et Ralph a tenu un compte admirablement précis des groupes importants qui sont arrivés. C’est sur la base de ces chiffres que nous avons évalué la population de la Zone. Mais d’autres gens sont arrivés seuls, peut-être une dizaine par jour. Aujourd’hui, je suis allé dans la salle Chautauqua avec Leo Rockway et nous avons compté les fauteuils. Il y en a six cent sept. Vous voyez où je veux en venir ?
Sue Stern a dit que c’était impossible, puisque des gens n’avaient pas trouvé de place. Certains étaient restés debout au fond de la salle et d’autres s’étaient assis dans les allées. Nous avons tous compris à quoi Glen voulait en venir et il serait juste de dire que les membres du comité ont été absolument stupéfaits, sauf Glen, bien entendu.
Glen : Nous ne pouvons pas savoir exactement combien de personnes étaient debout ou assises dans les allées, mais je me souviens assez bien de la réunion et je dirais qu’une centaine serait une estimation tout à fait conservatrice. En d’autres termes, nous sommes plus de sept cents dans la Zone. Compte tenu des conclusions de Leo et de votre serviteur, je propose d’inscrire à l’ordre du jour de la prochaine assemblée générale la question de la création d’un comité du recensement.
Ralph : Nom de Dieu ! J’ai fait une belle boulette !
Glen : Non, ce n’est pas votre faute. Vous ne pouvez pas être au four et au moulin, Ralph. Et je crois pourtant que vous vous êtes très bien occupé du four et du moulin, si je peux me permettre cette…
Larry : Nous sommes tous d’accord.
Glen :… mais si nous ne comptons que quatre solitaires par jour, nous arrivons quand même à un total de près de trente par semaine. Et j’ai l’impression qu’il faudrait plutôt compter une douzaine d’arrivées individuelles par jour. Après tout, ils ne viennent pas nous voir pour se présenter. Quand mère Abigaël était là, ils allaient tous lui rendre visite. Mais elle n’est plus là.
Fran Goldsmith a alors appuyé la proposition de Glen à l’effet d’inscrire à l’ordre du jour de l’assemblée du 25
août la question de la création d’un comité du recensement, ledit comité ayant pour mandat de tenir une liste de tous les membres de la Zone libre.
Larry : Je suis tout à fait d’accord si on peut me donner une raison pratique pour faire ce recensement. Mais…
Nick : Mais quoi, Larry !
Larry : Eh bien… est-ce que nous n’avons pas suffisamment de pain sur la planche pour nous emmerder avec des conneries de bureaucrates ?
Fran : Moi, je vois une raison très concrète, Larry.
Larry : Laquelle ?
Fran : Si Glen a raison, il va falloir trouver une salle plus grande pour la prochaine assemblée. Si nous sommes huit cents le 25, nous ne pourrons jamais tous tenir dans l’auditorium Chautauqua.
Ralph : Eh merde ! Je n’y avais pas pensé. Je vous avais bien dit que je n’étais pas fait pour ce boulot.
Stu : Du calme, Ralph, tu t’en tires très bien.
Sue : Alors, où va-t-on se réunir maintenant ?
Glen : Une minute, une
minute. Une chose à la fois. Si je ne m’abuse, chers collègues, vous êtes saisis d’une proposition !
Le comité a décidé à l’unanimité d’inscrire la création d’un comité du recensement à l’ordre du jour de la prochaine assemblée générale.
Stu a alors proposé de tenir l’assemblée du 25 août dans l’auditorium Munzinger qui peut sans doute accueillir plus de mille personnes.
Glen a redemandé la parole.
Glen : Avant de continuer, je voudrais préciser qu’il y a une autre très bonne raison pour créer un comité du recensement, beaucoup plus importante que de savoir combien de sacs de chips nous devons prévoir. Il nous faut savoir qui arrive, certainement… mais aussi qui s’en va. Et je crois que des gens s’en vont. Je suis peut-être un peu paranoïaque, mais je jurerais que certains visages ont disparu depuis quelque temps. Un exemple. En sortant de l’auditorium Chautauqua, Leo et moi sommes allés chez Charlie Impening. Vous devinez la suite ? Non ? Eh bien, la maison est vide, les affaires de Charlie ne sont plus là, et leur propriétaire non plus.
Vive réaction parmi les membres, plus quelques gros mots qui, malgré leur saveur indéniable, seraient déplacés dans ce procès-verbal.
Ralph a demandé alors pourquoi nous voulions savoir qui s’en allait. Selon lui, si des gens comme Impening veulent s’en aller chez l’homme noir, bon débarras. Plusieurs membres du comité ont applaudi Ralph qui a rougi comme une jeune fille, si je peux ajouter cette précision.
Sue : Non, je vois bien ce que Glen veut dire. Ces gens-là peuvent donner des tas d’informations sur nous.
Ralph : Et qu’est-ce qu’on peut faire ? Les mettre en prison ?
Glen : Ce n’est certainement pas très agréable, mais je crois qu’il faudra très sérieusement envisager cette option.
Fran : Non. Envoyer des espions… j’arrive à peu près à l’avaler. Mais enfermer les gens qui viennent ici parce qu’ils n’aiment pas notre manière de faire les choses ? Mon Dieu, Glen ! Vous avez travaillé pour la police secrète ?
Glen : Non, mais il faudra bien en venir là. Notre situation est extrêmement précaire. Vous m’obligez à me faire l’avocat de la répression, et je crois que c’est parfaitement injuste. Je vous demande si vous voulez laisser partir des gens qui vont ensuite se mettre au service de notre Adversaire.
Fran : Je ne suis toujours pas d’accord. Dans les années cinquante, le sénateur McCarthy faisait la chasse aux communistes. Et nous, nous recommençons la même chose. Nous sommes mal partis.
Glen : Fran, êtes-vous prête à courir le risque de laisser partir quelqu’un qui serait en possession d’une information capitale ? Le départ de mère Abigaël, par exemple ?
Fran : Charlie Impening va pouvoir lui raconter ça. Vous voyez d’autres informations capitales, Glen ?
Pour le moment, nous tournons en rond et c’est tout. Vous ne trouvez pas ?
Glen : Est-ce que voulez qu’il sache combien nous sommes ? Comment nous nous en tirons sur le plan technique ? Que nous n’avons même pas de médecin ?
Fran a répondu qu’elle préférait encore cette possibilité et qu’il n’était pas question d’enfermer les gens parce qu’ils n’aiment pas notre manière de faire les choses. Stu a alors proposé d’écarter l’idée d’enfermer ceux qui ne partageraient pas nos opinions.
La proposition a été adoptée, avec une voix contre, celle de Glen.
Glen : Vous auriez intérêt à vous faire à l’idée que nous devrons attaquer ce problème tôt ou tard, et probablement plus tôt que vous ne pensez. Le fait que Charlie Impening raconte tout ce qu’il sait à Flagg est déjà très embêtant. La question que vous devez vous poser, c’est de savoir si vous voulez multiplier ce que sait Impening par un coefficient théorique x. Bon, vous avez pris une décision, mais il y a encore autre chose… Nous avons été élus pour une période indéterminée. Vous y avez réfléchi ? Nous ne savons pas si nous allons rester à nos postes pendant six semaines, six mois, six ans. Pour ma part, je pense à un an… ce qui devrait nous emmener à la fin du commencement, pour reprendre l’expression de Harold. J’aimerais qu’on inscrive cette question du mandat d’un an à l’ordre du jour de la prochaine assemblée. Encore un dernier point, et j’ai terminé. La démocratie directe – et c’est exactement ce que nous faisons en ce moment – va très bien fonctionner pendant quelque temps, jusqu’à ce que nous soyons à peu près trois mille. Mais ensuite, quand nous serons trop nombreux, la plupart des gens qui assisteront aux assemblées viendront pour régler leurs petites affaires à eux, leurs intérêts personnels… ceux qui ne veulent rien savoir de la fluoration, ceux qui veulent un drapeau plutôt qu’un autre, des choses de ce genre. À mon avis, nous devrions réfléchir très sérieusement à la manière de transformer Boulder en une république d’ici un an, à la fin de l’hiver ou au début du printemps.
Les membres du comité ont un peu parlé de la proposition de Glen, mais aucune décision n’a été prise. Nick a demandé la parole. Sa déclaration a été lue par Ralph.
Nick : J’écris ceci le matin du 19 en préparation de la réunion de ce soir. Je demanderai à Ralph de lire mon texte à la fin de l’assemblée. Il n’est pas toujours facile d’être muet mais j’ai essayé de réfléchir à toutes les conséquences possibles de ce que je vais maintenant proposer. Je voudrais que la question suivante soit inscrite à l’ordre du jour de la prochaine assemblée : « Création dans la Zone libre d’un service de la sûreté publique dirigé par Stu Redman. »
Stu : Ce n’est pas un cadeau que tu me fais, Nick.
Glen : Très intéressant. Nous en revenons à ce dont nous parlions il y a un instant. Laissez-le terminer, Stuart – vous direz tout ce que vous voulez plus tard.
Nick : Ce service de la sûreté publique serait installé au palais de justice de Boulder. Stu pourrait recruter de sa propre initiative jusqu’à trente hommes. Au-delà de trente hommes la question serait présentée au comité de la Zone libre qui se prononcerait à la majorité des voix. Au-delà il faudrait recueillir l’approbation de la majorité des membres de la Zone libre réunis en assemblée. Voilà la résolution que je voudrais faire inscrire à l’ordre du jour de la prochaine assemblée. Naturellement, nous pouvons bien décider tout ce que nous voulons, ça ne servira à rien si Stu n’est pas d’accord.
Stu : Comme tu dis !
Nick : Nous sommes maintenant suffisamment nombreux pour avoir besoin d’une loi sous une forme ou une autre. Sinon ça sera bientôt la pagaille. Il y a par exemple le cas de Gehringer, ce jeune type qui fonçait à toute allure sur la rue Pearl. Il a finalement eu un accident et il a eu bien de la chance de s’en tirer simplement avec une belle coupure au front. Il aurait pu se tuer ou tuer quelqu’un. Tous ceux qui l’ont vu faire savaient que les choses allaient mal tourner. Mais personne ne s’est senti en droit de l’arrêter. Il y a aussi le cas de Rich Moffat. Certains d’entre vous le connaissent sans doute, mais pour ceux qui n’ont pas fait sa connaissance, je dirais que Rich est probablement le seul alcoolique pratiquant de la Zone. Il est à peu près potable quand il est sobre, mais dès qu’il a un verre dans le nez, il ne sait absolument plus ce qu’il fait. Et il faut dire qu’il est souvent dans les vignes du Seigneur. Il y a trois ou quatre jours, il s’est saoulé et s’est mis en tête de casser toutes les vitrines de la rue Arapahœ. Je lui en ai parlé quand il a eu repris un peu ses esprits – à ma façon, en lui écrivant ce que je voulais dire. Il n’était vraiment pas fier de lui. Il m’a même dit : « Regarde ça. Regarde ce que j’ai fait. Du verre partout sur le trottoir ! Et si un enfant se blessait ? Ce serait ma faute. »
Ralph : Ça ne m’impressionne pas du tout. Vraiment pas du tout.
Fran : Allez, Ralph. Tout le monde sait bien que l’alcoolisme est une maladie.
Ralph : Une maladie, mon cul !
Ces types-là se laissent aller, c’est tout.
Stu : Vous n’avez pas la parole, vous deux. Allez, fermez-la un peu.
Ralph : Désolé, Stu. Je vais continuer à lire la lettre de Nick.
Fran : Et je vais me tenir tranquille pendant les deux prochaines minutes, monsieur le président. C’est promis.
Nick : Bref, j’ai donné un balai à Rich et il a nettoyé les dégâts. Assez bien d’ailleurs. Mais il m’a demandé pourquoi personne ne lui avait dit de s’arrêter. Et il avait raison. Autrefois, un type comme Rich n’aurait pas eu les moyens de se payer tout l’alcool qu’il voulait. Aujourd’hui, les bouteilles sont entassées sur les étagères des magasins et attendent simplement qu’on vienne les prendre. Je suis convaincu qu’on aurait dû arrêter Rich avant qu’il ait eu le temps de s’attaquer à sa deuxième vitrine. Pourtant, il a démoli toutes les vitrines du coté sud de la rue, sur près de trois cents mètres. S’il s’est arrêté, c’est simplement parce qu’il était fatigué. Encore un autre exemple : un certain monsieur dont je tairai le nom a découvert que sa femme, dont je tairai également le nom, passait l’heure de la sieste en compagnie d’un autre monsieur. Je suppose que nous savons tous de qui il s’agit.
Sue : Oui, je crois bien. Le gros avec des poings comme des battoirs.
Nick : De toute façon, l’homme en question a cassé la gueule du tiers et de la dame à la cuisse un peu légère.
Nous ne voulons pas savoir qui a raison et qui a tort…
Glen : Tu te trompes, Nick.
Stu : Laissez-le terminer, Glen.
Glen : Je vais me taire, mais je veux revenir sur ce point.
Stu : Très bien. Continue, Ralph.
Ralph : À vos ordres – j’ai presque fini.
Nick :… ce qui importe, c’est que cet homme s’est rendu coupable de voies de fait et qu’il se promène tranquille comme Baptiste. Des trois cas que j’ai mentionnés, celui-là est celui qui inquiète le plus les citoyens ordinaires. Notre société est un mélange de tout ce qu’on peut imaginer. Et il y aura des tas de conflits, des tas de tensions. Je ne crois pas que nous voulions créer un nouveau Far West à Boulder. Pensez à ce qui serait arrivé si l’homme en question s’était trouvé un 45 quelque part et s’il avait tué l’homme et la femme. Nous aurions maintenant un meurtrier en train de se promener tranquillement en ville.
Stu : Mais qu’est-ce qui t’arrive, Nicky ? C’est ça ta pensée du jour ?
Larry : Pas très
encourageant, mais il a raison. Comme dit l’autre : si ça risque de tourner mal, vous pouvez être sûrs que ça va tourner mal.
Nick : Stu arbitre déjà nos délibérations, en public et à huis clos. Les gens lui reconnaissent une certaine autorité. Personnellement, je suis convaincu qu’on pourrait lui faire confiance.
Stu : Merci, Nick. Si ça continue, je ne vais plus savoir où me fourrer. Sérieusement, j’accepte le poste si c’est ce que vous voulez. Je n’ai pas vraiment envie de faire ce foutu travail – d’après ce que j’ai vu au Texas, le travail d’un flic consiste essentiellement à nettoyer sa chemise quand un type comme Rich Moffat décide de dégueuler sur lui, ou à faire la chasse aux petits cons, comme ce Gehringer. Tout ce que je vous demande, c’est que lorsque nous poserons la question à l’assemblée, nous fixions la même limite d’un an, comme pour le comité. Et je précise dès maintenant que je ne me représenterai pas au bout d’un an. Si c’est d’accord, je marche.
Glen : Je ne crois pas me tromper en disant que nous sommes tous d’accord. Je voudrais remercier Nick de sa proposition et préciser pour le procès-verbal qu’il s’agit à mon humble avis d’une idée de génie. J’appuie la proposition.
Stu : D’accord. La
proposition a été présentée et appuyée. Quelqu’un veut prendre la parole ?
Fran : Oui. Je voudrais poser une question. Et si quelqu’un décide de te faire sauter la tête ?
Stu : Je ne pense pas…
Fran : Non, tu ne penses pas. C’est vrai. Mais qu’est-ce que Nick aura à me répondre si tu te trompes complètement ? « Oh, je suis désolé, Fran ! » C’est ça qu’il va me dire ? « Ton mec est au palais de justice. Il a un gros trou dans la tête. J’ai bien peur que nous n’ayons commis une erreur. »
Jésus, Marie, Joseph, je vais bientôt avoir un bébé et vous voulez que Stu joue les shérifs !
La discussion s’est prolongée une dizaine de minutes, sans grands résultats. Fran, notre fidèle secrétaire, s’est payé une bonne crise de larmes, puis s’est calmée. Par six voix contre une, il a été décidé de présenter la candidature de Stu comme shérif de la Zone libre. Cette fois, Fran a refusé de modifier son vote. Glen a demandé de prendre la parole sur un dernier point avant de lever la séance.
Glen : Encore une chose qui me passe par la tête. Je crois que nous devrions y réfléchir un peu. Il s’agit du troisième exemple que Nick nous a donné. Il a raconté l’affaire et il a terminé en disant que nous n’avions pas à nous demander qui avait raison et qui avait tort. Je pense qu’il se trompe. À mon avis, Stu est l’un des hommes les plus justes que j’aie jamais connus. Mais une police sans système judiciaire n’est qu’une parodie de justice. On aboutirait très vite à la loi du plus fort. Supposons que ce personnage que nous connaissons tous ait eu un 45 et qu’il ait tué sa femme et son amant. Supposons de plus que Stu, notre shérif, lui mette la main au collet et l’envoie au trou. Qu’est-ce qui se passe ensuite ? Combien de temps le gardons-nous en prison ? Légalement, nous ne pourrions pas le garder une minute, du moins selon la constitution que nous avons adoptée lors de notre assemblée d’hier soir, car en vertu de ce document un homme est innocent à moins d’être reconnu coupable par un tribunal. Dans les faits, nous savons tous que nous le laisserions derrière les barreaux. Nous ne nous sentirions pas en sécurité s’il se promenait dans les rues. Donc, nous l’enfermerions, bien que cette décision soit manifestement anticonstitutionnelle, car lorsque la sûreté publique et la constitutionnalité sont en bisbille, c’est la sûreté publique qui doit gagner. Mais il nous appartient de faire en sorte que la sûreté publique et la constitutionnalité soient synonymes aussi rapidement que possible. Nous devons réfléchir à un système judiciaire.
Fran : Très intéressant. Je suis d’accord pour que nous y réfléchissions. Pour le moment, je propose de lever la séance. Il est tard et je suis fatiguée.
Ralph : Ouf ! J’appuie
la proposition. On parlera des tribunaux la prochaine fois. J’ai la tête tellement pleine que ça tourne dedans. Réinventer un pays, ce n’est pas si facile finalement.
Larry : Amen.
Stu : On nous propose de lever la séance. Êtes-vous d’accord ?
La proposition a été adoptée à l’unanimité.
Frances Goldsmith, secrétaire
Stu se rangea
contre le trottoir et descendit de sa bicyclette.
– Pourquoi est-ce que tu t’arrêtes ?
lui demanda Fran, étonnée. C’est une rue plus loin.
Ses yeux étaient encore rouges d’avoir pleuré pendant la réunion. Stu se dit qu’il ne l’avait jamais vue si fatiguée.
– Cette histoire de shérif…, commença-t-il.
– Stu, je ne veux pas en parler.
– Il faut bien que quelqu’un le fasse, ma chérie. Et Nick avait raison. Logiquement, je suis l’homme de la situation.
– Je m’en fous de la logique.
Est-ce que tu penses à moi ? Au bébé ? Est-ce que nous avons une place, nous aussi, dans ta logique ?
– Je sais ce que tu veux pour le bébé, répondit-il doucement. Tu me l’as dit cent fois. Tu veux l’élever dans un monde qui ne soit pas totalement fou. Tu veux pour lui – ou pour elle –un monde sûr. C’est ce que je veux moi aussi. Mais je n’allais pas le dire devant les autres. Il faut que ça reste entre nous deux. Toi et le bébé sont les deux principales raisons qui m’ont fait dire que j’étais d’accord.
– Je sais, dit-elle d’une voix étranglée par l’émotion.
Il lui prit le menton et lui releva la tête. Il lui souriait et elle fit un effort pour lui répondre. Mais ce fut un sourire fatigué et inquiet. Des larmes coulaient sur ses joues. Un pauvre sourire vraiment, mieux que rien quand même.
– Tout ira bien, dit Stu.
Elle hocha lentement la tête et plusieurs larmes s’envolèrent dans la chaude nuit d’été.
– Je ne crois pas, répondit-elle.
Non, je ne crois vraiment pas.
Elle chercha
longtemps le sommeil, pensant qu’il ne peut y avoir de chaleur sans feu – Prométhée avait payé très cher pour l’apprendre – et que l’amour s’épanouit toujours dans le sang.
Et une étrange certitude s’empara d’elle, aussi étourdissante qu’un anesthésique, la certitude qu’ils finiraient par patauger dans le sang. À cette idée, elle posa les mains sur son ventre pour le protéger. Et, pour la première fois depuis des semaines, elle pensa à son rêve : l’homme noir avec son féroce sourire… et son cintre de fil de fer.
À ses moments
perdus, Harold Lauder continuait à chercher mère Abigaël avec un groupe de volontaires.
Mais il faisait aussi partie du comité des inhumations et, le 21 août, il passa toute la journée avec cinq hommes dans la benne d’un camion, tous munis de grosses bottes et d’épais gants de caoutchouc. Leur chef, Chad Norris, était déjà sur ce qu’il appelait, avec un calme presque macabre, le site d’enfouissement numéro un, à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest de Boulder, dans une région où l’on avait jadis exploité des mines de charbon à ciel ouvert. L’endroit était aussi lugubre que les montagnes de la lune sous le brillant soleil d’août.
Chad, qui avait travaillé autrefois pour un entrepreneur de pompes funèbres à Morristown, dans le New Jersey, avait accepté son poste à regret.
Ce matin-là, à la gare routière Greyhound où le comité des inhumations s’était installé, il avait allumé une cigarette avec une allumette de bois. Puis il avait fait un grand sourire aux vingt hommes assis autour de lui.
– Vous savez, j’ai peut-être travaillé pour un croque-mort, mais moi, les cadavres, ça ne me met toujours pas en appétit.
Quelques hommes avaient souri à contrecœur. Harold avait fait de son mieux pour les imiter. Son ventre ne cessait de protester car il n’avait pas osé prendre son petit déjeuner. Pas trop sûr de pouvoir le garder, compte tenu de la nature du travail qui l’attendait.
Il aurait pu continuer à chercher mère Abigaël et personne n’aurait murmuré, même s’il était évident pour tous ceux qui réfléchissaient (si quelqu’un réfléchissait, à part lui – ce qui pouvait certainement prêter à discussion), même s’il était évident que chercher la vieille femme avec quinze hommes était un exercice futile et plutôt comique lorsqu’on considérait les milliers de kilomètres carrés de forêts et de plaines qui entouraient Boulder. Et naturellement, il se pouvait fort bien qu’elle n’ait jamais quitté Boulder. Personne ne semblait y avoir pensé (ce qui ne surprenait pas outre mesure Harold). Elle pouvait s’être installée un peu à l’écart du centre de la ville et ils ne la trouveraient jamais à moins de fouiller les maisons une par une. Redman et Andros n’avaient pas pipé lorsque Harold avait proposé que le comité des recherches n’exerce plus ses activités que le week-end et en soirée, ce qui montrait bien qu’ils savaient eux aussi que l’affaire était classée.
Il aurait donc pu se contenter de participer aux recherches. Mais qui se fait aimer dans une communauté ? À
qui fait-on confiance ? À l’homme qui fait le sale boulot, naturellement, et qui le fait avec le sourire. À l’homme qui fait le travail dont vous ne voudriez pas pour un empire.
– Dites-vous que vous allez enterrer des bûches, leur avait dit Chad. Si vous vous mettez ça dans la tête, tout ira bien. Certains d’entre vous vont peut-être avoir envie de vomir ici, avant de commencer. Il n’y a pas de honte à avoir ; essayez simplement que les autres ne vous voient pas trop. Quand vous aurez dégueulé, vous aurez moins de mal à penser comme je vous dis : on va enterrer des bûches. Simplement des bûches.
Les hommes se regardaient, mal à l’aise.
Chad les divisa en trois équipes de six hommes. Lui et les deux hommes qui restaient allaient préparer l’endroit où seraient enterrés les cadavres. Chaque équipe fut chargée d’un secteur particulier de la ville. Le camion de Harold s’occupa du quartier Table Mesa en partant de la sortie de l’autoroute de Denver-Boulder. Ils avaient remonté Martin Drive jusqu’au carrefour de Broadway. Puis ils avaient descendu la Trente-Neuvième Rue, remonté la Quarantième, sillonnant cette banlieue qui avait maintenant une trentaine d’années un quartier qui datait du début de la grande expansion de Boulder.
Chad leur avait fourni des masques à gaz qu’il avait trouvés dans l’arsenal de la Garde nationale. Mais ils n’eurent pas à les utiliser jusqu’après le déjeuner (déjeuner ? quel déjeuner ? celui de Harold s’était résumé à une boîte de compote de pommes ; il aurait été incapable d’avaler autre chose), quand ils entrèrent dans un temple mormon. Les malades étaient venus s’y réfugier et c’est là que plus de soixante-dix d’entre eux étaient morts. La puanteur était effroyable.
– Des bûches, avait lancé un des compagnons de Harold d’une voix stridente.
Harold s’était retourné et il était sorti à toute vitesse. Il avait fait le tour du beau bâtiment de brique et c’est alors que la compote de pommes avait décidé de retrouver sa liberté. Harold avait compris que Norris avait eu bien raison : il se sentait vraiment mieux l’estomac vide.
Il leur fallut deux voyages et la majeure partie de l’après-midi pour vider le temple. Vingt hommes, pensa Harold, pour évacuer tous les cadavres de Boulder. C’est presque drôle. Bon nombre des habitants de Boulder s’étaient enfuis comme des lapins lorsqu’on avait commencé à parler du Centre d’étude de la pollution atmosphérique, mais quand même…
Et Harold se dit que, même si le comité des inhumations grandissait avec l’arrivée des nouveaux, ils auraient bien du mal à enterrer le gros des cadavres avant la première tempête de neige (mais il n’avait pas l’intention d’être là). Et que la plupart des habitants de la Zone libre ne sauraient jamais à quel point le danger d’une nouvelle épidémie – une épidémie contre laquelle ils n’auraient pas été immunisés avait été réel.
Ces crétins du comité de la Zone libre étaient pleins d’idées brillantes, pensa-t-il. Le comité n’aurait pas de problèmes… tant qu’il aurait ce bon vieux Harold Lauder pour rattraper ses bêtises, naturellement. Il était assez bon pour ça, mais pas suffisamment pour être membre de leur foutu comité permanent. Grand Dieu, non ! Il n’avait jamais été tout à fait assez bon, pas même pour trouver une fille qui veuille bien l’accompagner aux cours de danse du lycée d’Ogunquit, même pas une grosse pleine de boutons. Non, juste ciel, quand même pas Harold ! Souvenons-nous, mesdames et messieurs, que lorsque nous regardons au fond du pot de chambre, souvenons-nous qu’il ne s’agit plus alors d’analyse logique, ni même de bon sens. Lorsque nous regardons au fond du pot de chambre, mesdames et messieurs, tout se résume à une connerie de concours de beauté.
Mais oui, quelqu’un se souvient. Quelqu’un compte les points, mes petits. Et le nom de ce quelqu’un est – roulement de tambour, s’il vous plaît, maestro – Harold Emery Lauder.
Il revint à l’église, s’essuyant la bouche, souriant de son mieux, hochant énergiquement la tête pour dire que tout allait bien. Quelqu’un lui donna une tape dans le dos et le sourire de Harold s’élargit : Un jour, tu seras manchot pour ta peine, tas de merde.
Ils firent leur dernier voyage à quatre heures et quart. La benne du camion était remplie des derniers cadavres du temple mormon. En ville, le camion devait zigzaguer entre les voitures immobilisées dans les rues. Mais sur la route 119 trois dépanneuses avaient travaillé toute la journée, remorquant les voitures dans le fossé où elles gisaient, couchées sur le côté, comme les jouets d’un petit géant.
Les deux autres camions orange étaient déjà arrivés sur le site d’enfouissement. Les hommes étaient descendus et avaient retiré leurs gants. Leurs doigts étaient blancs et crevassés après avoir transpiré une journée entière dans leur enveloppe de caoutchouc. Les hommes fumaient et parlaient distraitement. La plupart étaient très pâles.
Norris et ses deux aides possédaient parfaitement leur technique. Ils étendirent une énorme feuille de plastique sur le sol rocailleux. Norman Kellogg, le Louisianais qui conduisait le camion de Harold, recula jusqu’au bord de la feuille. Le panneau arrière de la benne s’ouvrit et les premiers cadavres tombèrent sur la feuille de plastique comme des poupées de chiffon un peu raides. Harold eut envie de se retourner, mais il eut peur que les autres n’y voient un signe de faiblesse. Ce n’était pas tellement de voir les cadavres tomber qui le dérangeait ; c’était le bruit.
Le bruit qu’ils faisaient quand ils tombaient sur ce qui allait devenir leur linceul.
Le régime du moteur du camion monta d’un degré, puis il y eut un sifflement de vérins hydrauliques et la benne commença à basculer. Les cadavres culbutaient maintenant comme une grotesque pluie humaine. Harold fut un instant saisi par la pitié, une pitié si profonde qu’elle lui fit mal. Des bûches, pensa-t-il. Il avait bien raison. C’est tout ce qu’il en reste. Rien que… des bûches.
– Ohé ! cria Chad Norris.
Kellogg fit avancer son camion et coupa le moteur. Chad et ses aides montèrent sur la feuille de plastique, armés de grands râteaux. Cette fois, Harold se retourna en faisant semblant de regarder le ciel pour voir s’il allait bientôt pleuvoir. Il n’était d’ailleurs pas seul à ne pas vouloir regarder. Mais il entendit un bruit qui allait hanter ses rêves, le bruit des pièces de monnaie qui tombaient des poches de ces hommes et de ces femmes tandis que Chad et ses aides étalaient les corps avec leurs râteaux. En tombant sur la feuille de plastique, les pièces faisaient un bruit qui rappelait à Harold celui des jetons d’un jeu de puce. L’odeur douceâtre de la chair en putréfaction montait dans l’air tiède.
Lorsqu’il se retourna, les trois hommes tiraient de toutes leurs forces sur les bords du linceul de plastique pour les ramener au centre. Certains allèrent leur donner un coup de main, dont Harold. Chad Norris s’empara d’une grosse agrafeuse industrielle. Vingt minutes plus tard, le travail était terminé et la feuille de plastique ressemblait maintenant à une énorme gélule. Norris grimpa dans la cabine d’un bulldozer jaune vif et démarra. La pelle heurta le sol en faisant un bruit sourd. Le bulldozer s’avança.
Un homme du nom de Weizak qui se trouvait lui aussi dans le camion de Harold s’éloigna avec la démarche saccadée d’une marionnette. La cigarette qu’il tenait entre ses doigts tremblait.
– Je ne peux pas regarder ça, dit-il en passant devant Harold. C’est drôle, je ne m’étais jamais senti juif jusqu’à aujourd’hui.
Le bulldozer fit rouler le gros paquet dans une longue tranchée. Chad recula, coupa le moteur, redescendit. Puis il fit signe aux hommes de se rassembler. Il s’avança vers l’un des camions et posa une de ses bottes sur le marchepied.
– Ce n’est peut-être pas le moment de faire des discours, commença-t-il, mais vous avez fait un sacré boulot. Nous avons évacué près d’un millier d’unités aujourd’hui, selon mes calculs.
Des unités, pensa Harold.
– Je sais que ce n’est pas un travail très agréable. Le comité nous promet deux autres hommes avant la fin de la semaine, mais je sais que vous ne vous sentirez pas mieux – moi non plus d’ailleurs. Tout ce que je veux dire, c’est que si vous en avez assez vu, ne vous sentez pas obligés de revenir demain. Et vous n’aurez pas besoin de faire un détour si vous me rencontrez dans la rue. Mais si vous avez l’impression que c’est trop pour vous, n’oubliez surtout pas qu’il est extrêmement important de vous trouver un remplaçant pour demain. En ce qui me concerne, notre travail est le plus important pour la Zone. La situation n’est pas encore critique, mais si nous avons encore vingt mille cadavres à Boulder le mois prochain quand il commencera à pleuvoir, les gens vont tomber malades. Si vous vous en sentez capables, nous nous retrouverons demain matin à la gare routière.
– J’y serai, répondit quelqu’un.
– Moi aussi, dit Norman Kellogg.
Après une trempette de six bonnes heures dans la baignoire.
Quelques rires fatigués.
– Tu peux compter sur moi, lança Weizak.
– Sur moi aussi, dit
doucement Harold.
– C’est un sale boulot, reprit Norris d’une voix que l’émotion faisait un peu trembler. Vous êtes des types formidables. Je ne sais pas si les autres sauront jamais à quel point.
Harold se sentit tout à coup très proche de ses camarades, mais il lutta contre ce sentiment, effrayé tout à coup.
Il ne faisait pas partie de son plan.
– À demain, Faucon, dit Weizak en le prenant par l’épaule.
Aussitôt sur la défensive, Harold esquissa un sourire méfiant. Faucon ? Encore une plaisanterie ? Et mauvaise, naturellement. Leurs éternelles moqueries. Harold Lauder, le gros, le boutonneux, l’appeler Faucon ! Il sentit monter son ancienne haine, dirigée cette fois contre Weizak, mais elle disparut tout à coup dans la plus totale confusion. C’est qu’il n’était plus gros. On n’aurait même pas pu dire qu’il était un peu fort. Quant à ses boutons, ils avaient disparu au cours des sept dernières semaines. Weizak ignorait qu’on s’était moqué de lui au lycée. Weizak ignorait que son père lui avait demandé un jour s’il était homosexuel. Weizak ignorait que Harold avait été le souffre-douleur de sa sœur que tout le monde aimait et, s’il l’avait su, Weizak sen serait probablement foutu comme de l’an quarante.
Harold monta à l’arrière d’un des camions, perdu dans ses réflexions. D’un seul coup, les anciennes rancœurs, les anciennes blessures, toutes ces dettes impayées semblaient aussi inutiles que les billets de banque qui encombraient tous les tiroirs-caisses d’Amérique.
Était-ce possible ? Était-ce vraiment possible ? Il paniquait, tout seul, terrorisé. Non, finit-il par décider.
Ce ne pouvait pas être possible. Et voilà pourquoi. Si vous étiez assez fort pour faire face à la mauvaise opinion des autres quand ils croyaient que vous étiez un pédé, un pauvre type, ou tout simplement un minable, un sac de merde, alors vous avez sûrement la force de résister…
De résister à quoi ?
À leur bonne opinion ?
Est-ce que cette sorte de logique…
oui, est-ce que cette sorte de logique n’était pas de la folie ?
Son esprit troublé se souvint de ce qu’avait dit un général pour justifier l’internement des Américains d’origine japonaise au cours de la Deuxième Guerre mondiale. On avait fait observer à ce général qu’aucun acte de sabotage n’avait été commis sur la côte du Pacifique où résidaient la plupart des Japonais naturalisés. Et le général avait répondu ceci : « Le simple fait qu’aucun sabotage n’ait eu lieu devrait nous inquiéter. »
Raisonnait-il ainsi ?
Ainsi ?
Leur camion s’arrêta devant la gare routière. Harold sauta du haut de la benne, parfaitement conscient que même sa coordination s’était incroyablement améliorée, soit parce qu’il avait perdu du poids, soit parce qu’il n’avait cessé de prendre de l’exercice.
Et cette pensée revint le troubler encore, une pensée tenace qui refusait de se laisser enterrer : Je pourrais être utile à cette communauté.
Mais ils l’avaient exclu.
Aucune importance. Je suis assez malin pour crocheter la serrure de la porte qu’ils m’ont claquée à la figure. Et je crois que j’ai assez de cœur au ventre maintenant pour ouvrir cette porte lorsque je l’aurai déverrouillée.
Mais…
Arrête ! Arrête ! Pourquoi ne pas te mettre une pancarte autour du cou : Mais ! Mais ! Mais !
Tu ne peux pas t’arrêter, Harold ? Pour l’amour de Dieu, tu n’es donc pas foutu de descendre de ton putain de cheval ?
– Hé, ça va, mon bonhomme ?
Harold sursauta. C’était Norris qui sortait du bureau du chef de gare où il s’était installé. Il avait l’air fatigué.
– Moi ? Oui, ça va. J’étais en train de penser.
– Alors, continue, mon gars.
Chaque fois que tu penses, on dirait que tu trouves quelque chose pour nous sortir du pétrin.
Harold secoua la tête.
– Ce n’est pas vrai.
– Non ? Comme tu veux. Je peux te conduire quelque part ?
– Heu… j’ai ma moto.
– Tu veux que je te dise quelque chose, Faucon ? J’ai l’impression que la plupart des types vont revenir demain matin.
– Oui, et moi aussi.
Harold enfourcha sa moto. À
contrecœur, il dut bien admettre qu’il aimait son nouveau surnom.
– Je l’aurais jamais cru. Je pensais que, lorsqu’ils auraient tâté de ce foutu boulot, ils se seraient trouvé cent mille excuses pour ne pas revenir.
– Je vais vous dire ce que je pense. Je crois qu’il est plus facile de faire un sale boulot pour soi que pour quelqu’un d’autre. Certains de ces types, c’est la première fois qu’ils travaillent vraiment pour eux-mêmes.
– Oui, c’est sans doute vrai.
Alors à demain, Faucon.
– D’accord.
Harold fit démarrer sa moto et descendit la rue Arapahœ jusqu’à Broadway. Sur sa droite, une équipe composée essentiellement de femmes s’occupait de dégager avec une dépanneuse une semi-remorque qui bloquait partiellement la rue. Une petite foule les regardait faire. La ville grandit, se dit Harold. Je ne connais pas la moitié de ces gens.
Il repartit en direction de sa maison, ressassant dans sa tête le problème qu’il croyait avoir résolu depuis longtemps. Lorsqu’il arriva chez lui, une petite Vespa blanche était garée le long du trottoir. Une femme attendait, assise sur l’escalier.
Elle se leva
et tendit la main à Harold. C’était une des plus belles femmes que Harold ait jamais vues – il l’avait déjà rencontrée, naturellement, mais rarement de si près.
– Je m’appelle Nadine Cross, dit-elle d’une voix grave, presque rauque.
Sa poignée de main était ferme et glacée. Les yeux de Harold glissèrent involontairement sur son corps, une habitude que les femmes détestaient. Il le savait mais semblait incapable de s’en empêcher. Celle-ci ne parut pas s’en offusquer. Elle portait un pantalon léger de coton qui moulait ses longues jambes et un chemisier à manches courtes, bleu clair. Pas de soutien-gorge. Quel âge pouvait-elle avoir ? Trente ans ?
Trente-cinq ? Plus jeune peut-être, malgré ses cheveux qui grisonnaient par endroits.
Et les poils ? demanda le côté éternellement cochon de son esprit (et éternellement puceau, apparemment).
Son cœur se mit à battre un peu plus vite.
– Harold Lauder, répondit-il en souriant. Vous êtes arrivée avec le groupe de Larry Underwood, c’est ça ?
– Oui.
– Vous nous suiviez, Stu, Frannie et moi… Larry est venu me voir la semaine dernière. Il m’a apporté une bouteille de vin et du chocolat.
Sa voix sonnait un peu faux et il eut tout à coup la conviction qu’elle avait compris qu’il était en train de la cataloguer, de la déshabiller dans sa tête. Il eut très envie de se passer la langue sur les lèvres, mais il parvint à s’en empêcher… pour le moment du moins.
– C’est un très chic type, reprit-il.
– Larry ? répondit la
femme avec un petit rire étrange. Oui, Larry est un type fantastique.
Ils se regardèrent un moment. Jamais une femme n’avait regardé Harold avec des yeux aussi francs, aussi interrogateurs.
Il sentit quelque chose de chaud dans son ventre.
– Et qu’est-ce qui vous amène ici, mademoiselle Cross ?
– Vous pourriez m’appeler Nadine, pour commencer. Et ensuite, vous pourriez m’inviter à dîner chez vous, ce qui nous permettrait de commencer à faire un petit bout de chemin ensemble.
La sensation de chaleur se fit plus forte.
– Nadine, accepteriez-vous de dîner chez moi ce soir ?
– Mais certainement, répondit-elle avec un sourire. Merci beaucoup.
Elle posa sa main sur son avant-bras et il sentit comme une petite décharge électrique. Elle ne le quittait pas des yeux.
Harold eut un peu de mal à trouver le trou de la serrure : Et maintenant, elle va me demander pourquoi je ferme à clé, et je vais bafouiller, je vais chercher une réponse, je vais avoir l’air d’un imbécile.
Mais Nadine ne posa pas la question.
Il n’eut pas à
préparer le dîner, elle s’en chargea.
Harold en était arrivé au point où il croyait impossible de préparer quelque chose d’à peu près convenable avec des boîtes de conserve, mais Nadine s’en sortit tout à fait bien. Harold se souvint tout à coup de son emploi du temps de la journée. Horrifié, il demanda à la jeune femme si elle voulait bien l’excuser une vingtaine de minutes (elle avait sûrement sa petite idée derrière la tête, se dit-il), le temps de prendre une douche.
Quand il revint, elle s’affairait dans la cuisine. De l’eau bouillait tranquillement sur le réchaud à gaz. Lorsqu’il entra, elle versa un demi-sachet de macaronis dans la casserole. Quelque chose mijotait dans une poêle, sur l’autre réchaud. Harold sentit une odeur de soupe à l’oignon, de vin rouge et de champignons. Son estomac se rappela à son bon souvenir. L’horrible travail de la journée avait tout à coup perdu son emprise sur son appétit.
– Ça sent très bon. Vous n’auriez pas dû vous donner autant de mal, mais je ne me plains pas.
– J’ai dû improviser, dit-elle en se retournant, le sourire aux lèvres. Il faut bien se débrouiller avec ce qu’on a. Le bœuf en boîte n’est sans doute pas idéal, mais…
– Vous êtes vraiment
gentille.
– Non, pas du tout…
À nouveau, elle le fixa avec ces yeux interrogateurs, à moitié tournée vers lui, son chemisier collé contre son sein gauche dont il épousait délicatement la forme. Harold sentit le sang lui monter au visage et décida qu’il ne fallait à aucun prix avoir une érection. Mais il soupçonnait fort que sa volonté faillirait bientôt à la tâche. Eh oui, voilà, c’était déjà fait…
– Nous allons être de très bons amis, dit-elle.
– Nous… nous ?
– Oui.
Elle revint à sa casserole, laissant Harold se dépêtrer dans cette forêt de possibilités qu’elle venait de lui laisser entrevoir.
Puis ils parlèrent de tout et de rien, des petits potins de la Zone libre, essentiellement. Une fois, au milieu du repas, il essaya encore de lui demander ce qui l’avait amenée chez lui, mais elle se contenta de sourire en secouant la tête.
– J’aime regarder un homme manger.
Un instant, Harold crut qu’elle devait parler de quelqu’un d’autre. Puis il comprit qu’elle s’adressait à lui.
Et il mangea. Il se servit trois fois. Le bœuf en conserve n’était pas mauvais du tout. La conversation paraissait se dérouler toute seule, ce qui lui laissait le loisir d’apaiser le lion qui grondait dans son ventre et de la regarder.
Belle ? Non, elle était splendide. Mûre et splendide. Ses cheveux qu’elle avait noués en queue de cheval pour faire plus facilement la cuisine étaient parcourus de mèches blanches, et non pas grises comme il l’avait cru tout d’abord. Ses yeux sombres étaient graves et, lorsqu’ils se fixaient sur lui sans la moindre gêne, Harold se sentait comme pris de vertige. Sa voix était basse, secrète. Son timbre commençait à l’ensorceler d’une manière qui était à la fois désagréable et douloureusement plaisante.
Le repas terminé, il voulut se lever, mais elle le devança.
– Café ou thé ?
– Vraiment, je pourrais…
– Vous pourriez, c’est vrai.
Alors café, thé… ou moi ?
Elle sourit, non pas du sourire de quelqu’un qui vient de faire une plaisanterie un peu osée (« badinage de mauvais goût », aurait dit sa chère vieille maman en pinçant les lèvres), mais avec un petit sourire très lent, riche et onctueux comme une crème anglaise qui vient napper votre dessert. Et à nouveau, ses yeux interrogateurs.
Harold crut voir trente-six chandelles, mais il répondit d’un ton détaché : – Je prendrais bien les deux derniers.
Et il eut bien du mal à s’empêcher d’éclater de rire, comme un adolescent.
– Très bien, deux thés pour commencer, répondit Nadine en se dirigeant vers le réchaud.
Dès qu’elle eut tourné le dos, une vague de sang brûlant se précipita dans la tête de Harold et son visage devint certainement aussi violet qu’un navet. Quel crétin tu fais ! se reprocha-t-il fiévreusement. Tu as mal interprété une phrase parfaitement innocente et tu as probablement manqué une magnifique occasion. Bien fait pour toi ! Vraiment, bien fait pour toi !
Lorsqu’elle revint avec les deux tasses de thé, Harold n’avait plus le visage aussi violacé. L’ivresse de tout à l’heure avait soudain cédé la place au désespoir. Il avait l’impression (et ce n’était pas la première fois) que son corps et son esprit jouaient malgré eux aux montagnes russes avec les émotions. Il avait horreur de ce jeu, mais il était incapable de descendre en marche.
Si elle s’intéressait à moi le moins du monde, pensa-t-il (et je me demande pourquoi elle le ferait ajouta-t-il aussitôt), j’ai sans aucun doute remédié à cette subite attraction en exposant dans toute sa splendeur la richesse de mon esprit de potache.
Tant pis. Il avait déjà fait des choses semblables. Et sans doute pourrait-il continuer à vivre en sachant qu’il avait une fois de plus cédé à son péché mignon.
Elle le regarda par-dessus sa tasse avec ses yeux étrangement francs et elle lui sourit encore. L’apparence de calme qu’il était parvenu à retrouver s’évanouit aussitôt.
– Puis-je vous rendre
service en quelque chose ? lui demanda-t-il d’une voix hésitante.
Aussitôt il eut l’impression d’avoir lâché un sous-entendu plutôt lourdaud, mais il devait bien dire quelque chose, car elle ne pouvait pas être venue chez lui pour rien. Atrocement gêné, il sentit son sourire protecteur s’évanouir sur ses lèvres.
– Oui, répondit-elle en reposant énergiquement sa tasse. Oui, vous pouvez m’être utile. Nous pouvons nous rendre service tous les deux. Voulez-vous venir au salon ?
– Bien sûr.
Sa main tremblait. Lorsqu’il voulut reposer sa tasse et se lever, il renversa un peu de thé. Quand il la suivit au salon, il remarqua que son pantalon lui moulait les fesses. Généralement, l’ourlet de la culotte venait briser cette joyeuse harmonie chez la plupart des femmes, avait-il lu quelque part, peut-être dans une de ces revues qu’il gardait au fond du placard de sa chambre, derrière les boîtes à chaussures, et l’article continuait : si une femme veut vraiment présenter une courbe parfaite, elle ne doit mettre qu’un cache-sexe ou rien du tout.
Il avala sa salive, ou du moins essaya. Une chose énorme semblait obstruer sa gorge.
Le salon était plongé dans l’obscurité, à peine éclairé par la lumière qui filtrait encore à travers les stores. Il était plus de six heures et demie et la nuit n’allait pas tarder à tomber. Harold s’avançait vers l’une des fenêtres pour relever le store quand elle posa la main sur son bras. Il se retourna vers elle, la bouche sèche.
– Non. Je préfère l’obscurité.
C’est plus intime.
– Intime…, croassa Harold Une voix de perroquet, rouillée par l’âge.
– Pour que je puisse faire ça, dit-elle en se blottissant dans ses bras.
Elle s’était collée contre lui, sans aucune réserve. Première fois dans sa vie que pareille chose lui arrivait. Son étonnement fut total. Il sentait la douce pression de chaque sein au travers de sa chemise blanche de coton et de son chemisier bleu. Le ventre de Nadine, ferme mais vulnérable, pressé contre le sien, acceptant son érection. Elle sentait bon. Son parfum peut-être, ou peut-être simplement sa propre odeur, comme un secret tout à coup dévoilé. Les mains de Harold cherchèrent ses cheveux et s’y enfoncèrent.
Ils s’embrassèrent longtemps. Quand ils eurent fini, elle ne s’écarta pas. Elle resta collée contre lui, comme un feu tranquille. Plus petite que lui, elle devait lever la tête. Harold pensa vaguement que c’était sans doute l’un des paradoxes les plus étranges de sa vie : quand il trouvait finalement l’amour, ou une imitation raisonnable de l’amour, il dérapait aussitôt pour s’écraser dans les pages d’une revue féminine, à la section roman d’amour. Les auteurs de ces romans, avait-il écrit un jour dans une lettre anonyme au rédacteur en chef d’un de ces magazines, étaient l’un des rares arguments convaincants en faveur de l’eugénisme obligatoire.
Mais elle levait la tête vers lui, ses lèvres entrouvertes étaient humides, ses yeux étaient brillants et presque…
presque… oui, presque éblouis. Le seul détail qui n’était pas strictement compatible avec la vision que les auteurs de romans à l’eau de rose se faisaient de la vie, c’était son érection, d’une puissance vraiment étonnante.
– Allons sur le canapé, murmura-t-elle.
Ils y arrivèrent tant bien que mal et ils y firent bientôt la bête à deux dos. Les cheveux de Nadine s’étaient défaits et retombaient sur ses épaules. Son parfum embaumait la pièce. Harold posa les mains sur ses seins, et elle ne le repoussa pas. En fait, elle se tortillait même pour lui laisser la voie libre. Il ne la caressa pas. Non, dans sa hâte frénétique, il pilla le trésor.
– Tu es puceau, dit Nadine.
Ce n’était pas une question… et il était plus facile de ne pas mentir. Il hocha la tête.
Alors, on y va tout de suite. La prochaine fois, on prendra notre temps. C’est meilleur.
Elle déboutonna son jeans et la fermeture Éclair s’ouvrit toute seule, jusqu’en bas. Du bout de l’index, elle effleura son ventre, juste au-dessous du nombril. Harold sursauta, frissonna.
– Nadine…
– Chhhut !
Ses cheveux retombaient sur son visage et Harold ne pouvait voir son expression.
Nadine écarta les deux côtés de sa braguette et la Ridicule Chose, rendue encore plus ridicule par le coton blanc qui l’enveloppait (heureusement, il s’était changé après sa douche), sauta en l’air comme un diable sort de sa boîte. La Ridicule Chose n’avait pas conscience du comique de son apparition, car elle était toute à son affaire, une affaire mortellement sérieuse. Les affaires de puceaux sont toujours mortellement sérieuses – point de plaisir, mais la soif de l’expérience.
– Mon chemisier…
– Je peux… ?
– Oui, j’en ai envie… Ensuite, je m’occuperai de toi.
Je m’occuperai de toi. Les mots sonnèrent dans sa tête comme des cailloux jetés au fond d’un puits. Et déjà il tétait avidement son sein, savourant le sel et le sucre de sa chair.
Elle poussa un long soupir.
– J’aime ça, Harold.
Je m’occuperai de toi, les mots se bousculaient dans sa tête.
Les mains de Nadine se glissèrent dans le caleçon de Harold qui se retrouva avec son jeans descendu jusqu’aux chevilles, dans un ridicule tintement de clés.
– Remonte un peu, murmura-t-elle.
Il s’exécuta.
L’affaire ne dura pas une minute.
Il poussa un cri au moment de l’orgasme, incapable de se retenir. Comme si quelqu’un avait approché une allumette des nerfs qui couraient sous sa peau, qui s’enfonçaient au plus profond du réseau vivant de son bas-ventre. Il comprenait maintenant pourquoi tant d’écrivains avaient rapproché l’orgasme de la mort.
Puis il laissa retomber sa tête sur le canapé, haletant, la bouche ouverte. Il avait peur de regarder par terre.
Il avait sûrement envoyé des litres de sperme un peu partout.
Eh bien ! Ça pressait !
Il la regarda, embarrassé d’avoir été si rapide. Mais elle lui souriait avec ses yeux sombres et calmes qui semblaient tout savoir, les yeux d’une très jeune fille dans un tableau victorien. Une petite fille qui en sait trop, peut-être, sur son père.
– Je suis désolé, murmura-t-il.
– De quoi ?
Les yeux de Nadine ne le quittaient pas.
– Je ne t’ai pas fait
grand-chose.
– Mais si, au contraire. Tu es jeune. On peut recommencer aussi souvent que tu voudras.
Incapable d’ouvrir la bouche, il la regardait.
– Mais tu dois savoir
quelque chose, reprit-elle en posant doucement la main sur sa poitrine. Tu es puceau ? Eh bien moi, je suis vierge.
– Tu…
Son étonnement dut paraître un peu comique, car Nadine rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
– La virginité n’a pas de place dans ta philosophie, peut-être ?
– Non… oui… mais…
– Je suis vierge. Et j’entends bien le rester. Car je me réserve pour un autre… un autre qui prendra ma virginité.
– Qui ?
– Tu le sais.
Il la regarda, transi de froid tout à coup. Elle ne détourna pas les yeux.
– Lui ?
Elle se retourna un peu et fit signe que oui.
– Mais je peux te montrer des choses, reprit-elle sans le regarder. Nous pouvons faire des choses. Des choses que tu n’as jamais… non je retire ça. Tu y as peut-être rêvé, mais tu n’as jamais rêvé de les faire. Nous pouvons jouer. Nous pouvons nous enivrer. Nous pouvons nous vautrer dans ça. Nous pouvons…
Elle s’était arrêtée et le regardait, timide et sensuelle, d’un regard qui l’émoustilla aussitôt.
– Nous pouvons faire ce que nous voulons, reprit-elle, nous pouvons tout faire, à part cette petite chose. Et cette petite chose n’est pas vraiment si importante, n’est-ce pas ?
Des images se bousculaient dans la tête de Harold. Foulard de soie… bottes… cuir… caoutchouc. Jésus ! Fantasmes solitaires d’un collégien. D’un collégien un tantinet vicieux. Mais c’était un rêve, non ? Un fantasme né d’un fantasme, enfant d’un rêve ténébreux. Il voulait toutes ces choses. Il la voulait, elle, mais il voulait davantage encore.
La question était le prix qu’il lui faudrait payer.
– Tu peux tout me dire. Je serai ta mère, ou ta sœur, ou ta putain, ou ton esclave. Tu n’as qu’à me dire ce que tu veux, Harold.
Quel ineffable frisson ces paroles éveillaient-elles chez Harold ! Quelle étrange ivresse s’était emparée de lui !
Il ouvrit la bouche et, quand il se mit à parler, sa voix n’avait plus de timbre, comme une cloche fêlée.
– Mais il y a un prix à payer, c’est bien ça ? Un prix. Rien n’est jamais gratuit, même pas maintenant, quand il suffit de tendre la main pour prendre ce qu’on veut.
– Je veux ce que tu veux, dit-elle.
Je sais ce qu’il y a dans ton cœur.
– Personne ne le sait.
– Ce qui est dans ton cœur se trouve dans ton journal. Je pourrais le lire… je sais où il est – mais je n’en ai pas besoin.
Harold sursauta. Affolé, il la regardait d’un air coupable.
– Tu le cachais sous cette pierre, dit-elle en montrant la cheminée : mais tu l’as changé de place. Ton journal est maintenant dans le grenier, sous la laine de verre.
– Comment peux-tu le savoir ?
Comment ?
– Je le sais, parce qu’il me l’a dit. Il… il m’a écrit une lettre, si tu veux. Mais surtout, il m’a parlé de toi, Harold. Du cow-boy qui a pris ta femme, qui t’a écarté du comité de la Zone libre. Il veut que nous soyons ensemble, Harold. Et il est généreux. À partir de maintenant, nous sommes en vacances jusqu’à ce que nous partions d’ici.
Elle le toucha en souriant.
– À partir de maintenant, c’est la récréation. Tu comprends ?
– Je…
– Non, tu ne comprends pas. Pas encore. Mais tu comprendras bientôt, Harold. Bientôt.
Tout à coup, il eut une folle envie de lui demander de l’appeler Faucon.
– Et ensuite, Nadine ? Qu’est-ce qu’il veut ensuite ?
– Ce que tu veux. Et ce que je veux. Ce que tu as failli faire à Redman le premier soir où tu es parti à la recherche de la vieille femme… mais sur une bien plus grande échelle. Et, quand ce sera fait, nous pourrons aller le rejoindre, Harold. Nous pourrons être avec lui. Nous pourrons rester avec lui.
Ses yeux étaient mi-clos, comme si elle était dans une sorte d’extase. Paradoxalement peut-être, le fait qu’elle aimait l’autre et qu’elle se donnait à lui, Harold – qu’elle y prenait peut-être même du plaisir – éveilla une fois de plus son désir, brûlant, pressant.
– Et si je disais non ?
Les lèvres de Harold étaient froides et sèches.
Nadine haussa les épaules et ses seins tressaillirent.
– La vie continuera, Harold tu ne crois pas ? J’essaierai de trouver le moyen de faire ce que je dois faire. Tu suivras mon chemin. Tôt ou tard, tu trouveras une fille qui fera… qui fera cette petite chose pour toi. Mais cette minuscule petite chose devient très ennuyeuse à la longue. Très.
– Comment le sais-tu ? lui demanda Harold avec un sourire rusé.
– Je le sais, parce que le sexe, c’est la vie en plus petit, et que la vie est ennuyeuse – du temps passé dans une interminable succession de salles d’attente. Tu pourras y trouver de petites gloires, Harold mais… à quoi bon ? En fin de compte, ce sera une vie terne, une longue glissade, et tu te souviendras toujours de moi sans mon chemisier et tu te demanderas toujours de quoi j’aurais eu l’air si j’avais été complètement nue. Tu te demanderas ce que tu aurais senti quand je t’aurais dit des cochonneries dans le creux de l’oreille… quand je t’aurais couvert de miel…
quand je t’aurais léché partout… et tu te demanderas…
– Arrête !
Harold tremblait de tous ses membres.
Mais elle ne voulut pas s’arrêter.
– Et je crois aussi que tu te demanderas comment aurait été la vie de son côté du monde. Plus que toute autre chose peut-être.
– Je…
– Décide-toi, Harold. Je remets mon chemisier, ou bien je me déshabille complètement ?
Combien de temps resta-t-il à réfléchir ? Il l’ignorait. Plus tard, il ne fut même pas sûr de s’être vraiment posé la question. Mais, lorsqu’il parla, les mots qu’il prononça avaient un goût de mort dans sa bouche :
– Dans la chambre… Allons dans la chambre.
Elle lui sourit, d’un sourire triomphant qui promettait la jouissance. Il frissonna. Il eut peur de son corps qui vibrait follement.
Elle lui prit la main.
Et c’est ainsi que Harold Lauder succomba à son destin.